Témoignage sur le bandage des pieds

Voici un témoignage que j’ai trouvé dans le livre de Wang Ping, Aching for beauty, qui traite de la pratique du bandage des pieds en Chine. Elle-même l’a tiré d’un livre chinois publié dans les années 1930, qui compile des poèmes et anecdotes sur les pieds bandés. Sans affirmer que la femme qui témoigne est atteinte d’une maladie mentale similaire à l’anorexie, je trouve qu’il est intéressant de le mettre en parallèle avec les récits des femmes qui racontent leur anorexie. Dans les deux cas, la pratique de beauté semble aller « trop loin » (cf la remarque finale de l’oncle), et dans les cas, on retrouve la même discipline et la même obsession. Par ailleurs, l’anorexie est une maladie qui souvent commence par un simple régime, parfois débuté à cause d’une remarque désobligeante. On peut par exemple le comparer au témoignage d’une jeune femme française, Céline Sizaire, qui a sombré dans l’anorexie suite à la remarque humiliante d’une femme médecin.

Le bandage des pieds consistait à déformer les pieds à l'aide de bandages : la plante était pliée et les orteils ramenés sous cette plante.
Le bandage des pieds consistait à déformer les pieds à l’aide de bandages : la plante était pliée et les orteils ramenés sous cette plante.

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« A six ans, ma mère commença à me bander les pieds. […] Marcher devint une torture. La nuit, mes pieds devenaient fiévreux, comme s’ils étaient en feu. Je suppliai ma mère de desserrer mes bandages, mais tout ce que j’obtins fut d’être sévèrement réprimandée…

Quand j’eus neuf ans, je commençai à me bander moi-même les pieds. […] A onze ans, mes pieds étaient minces, petits et arqués, longs d’environ 4 pouces et demi (11,5 cm). Un jour, je vins avec ma mère à la fête d’anniversaire de ma grand-mère maternelle. Parmi les invité·e·s, il y avait deux filles de mon âge, de la famille Weiyand. Leurs pieds étaient minuscules, plus petits que des mains, enveloppés dans des chaussures brodées écarlates. Tout le monde les admirait. Mon oncle s’est tourné vers moi en riant : « Regarde leurs pieds, si petits et si droits. Quel respect ils inspirent ! Regarde les tiens, si gros et si gras. Qui va vouloir t’épouser ? ». Tou·te·s les invité·e·s se tournèrent vers moi pour regarder mes pieds et se mirent à rire. Je me tenais là, abasourdie, comme si j’avais reçu un sceau d’eau gelée sur ma tête, comme si j’avais été frappée par la foudre. Je ressentis une telle honte que je commençai à pleurer. Je voulus pouvoir me couper les pieds sur place, pour qu’ils aient une taille plus petite. A partir de ce moment-là, je me décidai à serrer bien davantage mes bandages, peu importe la douleur endurée.

Cette nuit-là, après avoir retiré mes bandages, je déchirai mon mouchoir en lanières et cousus ces dernières sur les bandages afin de les rallonger. Je pliai les quatre orteils aussi loin que possible sous la plante des pieds, les enveloppai une première fois dans mes bandages, puis je courbai mon pied en serrant le bandage par-dessus le talon et le dessus du pied. Après avoir entouré ainsi mon pied quatre fois, j’insérai l’extrémité de la bande sous la plante des pieds et mis mes chaussures. Quand je me mis au lit, je sentis que mes pieds enflaient, brûlaient et me faisaient mal comme l’enfer. J’étais ébranlée par l’agonie, mais j’étais déterminée à ne pas desserrer les bandages, même si je devais mourir de douleur. A certains moments, cela devenait si dur que je me mettais à pleurer. Quand finalement, je sombrai dans le sommeil, je rêvai de pieds longs de 3 pouces (7,5 cm). Le lendemain, je dus m’appuyer sur un mur pour pouvoir marcher… Dix jours plus tard, je flottais dans mes chaussures. Je sus que mes pieds étaient en train de rapetisser. Cette nuit-là, je me fabriquai une nouvelle paire de chaussures. Je les mesurai : 3,8 pouces (9,5 cm) ! J’avais perdu presque un pouce (2,5 cm).

Un tel exploit en quinze jours ! Plus que ce que j’avais espéré. J’obtins une paire de bandages plus longue et me fis des chaussons de lit. Après le bandage, je les chaussai afin qu’il restât serré. Cinq jours plus tard, je ressentis soudain une vive douleur aux pieds. Je retirai mes bandages et vis que mes petits orteils s’étaient cassés et infectés. Je les nettoyai et mis des boules de coton afin de les protéger. Le bandage était si douloureusement insupportable que tout mon corps tremblait. Je me dis alors à moi-même que si je commençais à avoir peur de la douleur, tous les efforts et toute la souffrance endurés pendant les quinze derniers jours seraient perdus. Mon courage revint et je bandai mes pieds encore plus étroitement. C’était si douloureux qu’au bout d’un moment, mes pieds s’engourdirent. Peu à peu, mes petits orteils s’écrasèrent contre la plante des pieds, plats et petits comme des haricots de Lima. Ils touchaient presque les talons. Le pli dans la plante avait gagné en profondeur, mesurant presque un pouce (2,5 cm). L’avant du pied était plus pointu, le talon redressé et le dos du pied bien arqué. Après trente jours de bandage, mes pieds se réduisirent à 2,9 pouces (7,3 cm). J’oscillais beaucoup quand je marchais car mes pieds étaient vraiment petits.

Un jour, mon oncle me vit et me dit : « Je vais te couper les pieds, comme ça, tu n’auras plus à les bander ». Je pense qu’il a dit ça car il craignait que je ne bande trop mes pieds. Quand je reviens chez moi après avoir quitté la maison de ma grand-mère, les gens remarquèrent mes petits pieds et ils pensèrent que c’était des faux : ils croyaient que je portais des chaussures qui imitaient une petite taille de pieds. Quand ils regardèrent de plus près et comprirent qu’ils étaient vrais, ils m’admirèrent avec crainte. Après cela, je pus fabriquer de nouvelles chaussettes et de nouvelles chaussures pour mes pieds nouvellement formés, qui étaient devenus les plus beaux dans tous les villages environnants. »

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